L’arrêt Manoukian, rendu en 2003 par la Cour de cassation, a marqué un véritable changement dans la manière de saisir d’une action en responsabilité, notamment dans le domaine des professions libérales. Ses conséquences sur la pratique juridique sont encore palpables aujourd’hui et continuent d’évoluer au gré des décisions jurisprudentielles.
Retour sur les faits à l’origine de l’arrêt Manoukian
En 1995, M. Manoukian fait appel aux services d’un avocat Me Goldfinger pour obtenir réparation du préjudice causé par un accident de la route dont il avait été victime en 1987. Ce dernier, après une analyse approfondie du dossier, estime que M. Manoukian n’a pas droit à indemnisation, car le délai de prescription était dépassé. Toutefois, M. Manoukian choisit finalement de se tourner vers un autre avocat, qui réussit à obtenir une condamnation favorable du tiers responsable en 1999.
M. Manoukian décide alors de mettre en cause la responsabilité civile professionnelle de Me Goldfinger, estimant que ce dernier lui a fait perdre une chance d’obtenir réparation de son préjudice dès 1995. La Cour d’appel soutient sa position en condamnant l’avocat à indemniser le préjudice moral subi par M. Manoukian.
L’arrêt Manoukian clarifie la notion de perte de chance
La Cour de cassation, saisie par Me Goldfinger, rend un arrêt décisif en juin 2003 où elle casse et annule la décision de la Cour d’appel au motif que la perte de chance de M. Manoukian n’était pas réelle ni certaine.
En effet, la notion de perte de chance est ici précisée comme étant une chance sérieuse de réaliser un gain ou d’éviter un préjudice, dont la réalisation est compromise du fait des fautes de l’avocat.
Cet arrêt a ainsi instauré les critères d’appréciation de la perte de chance, nécessaires pour engager la responsabilité civile professionnelle de l’avocat : elle doit être réelle, c’est-à-dire concrète et fondée sur des éléments objectifs ; elle doit être sérieuse, soit ayant une probabilité raisonnable de réalisation selon les circonstances et les données connues à l’époque ; et elle doit finalement être certaine, c’est-à-dire avoir un lien direct avec le comportement fautif en cause.
Les conséquences pour les avocats et autres professions libérales
Depuis l’arrêt Manoukian, la jurisprudence demeure constante en matière de responsabilité civile professionnelle, notamment pour les avocats. Bien entendu, ces principes s’étendent également aux autres professions réglementées telles que les médecins, architectes, experts-comptables ou encore notaires.
Ainsi, les professionnels doivent être extrêmement rigoureux dans leur approche et la validation des dossiers de leurs clients pour éviter de voir engager leur responsabilité civile professionnelle. La perte de chance doit être considérée comme un élément majeur à prendre en compte lors de l’analyse du dossier et la rédaction des actes ou conseils.
L’étendue de la réparation du préjudice lié à la perte de chance
La question de l’indemnisation de la perte de chance est également au cœur des débats suscités par l’arrêt Manoukian. La jurisprudence s’est infléchie depuis 2003 quant à l’évaluation du préjudice indemnisable : elle impose désormais une indemnisation intégrale du préjudice subi en cas de faute avérée d’un professionnel.
Cela signifie que la perte de chance ne doit pas être évaluée en fonction de la probabilité de réussite initiale (par exemple, un risque de 50% donnerait lieu à une indemnisation à hauteur de 50 %), mais selon les conséquences effectivement subies par le client du fait de la faute de l’avocat.
Les critères d’évaluation du préjudice
Pour déterminer le montant de l’indemnisation, les juridictions tiennent compte de plusieurs éléments tels que la gravité des manquements reprochés, l’ampleur du préjudice causé, les circonstances ayant entouré les faits, et bien entendu l’existence et la réalité de la perte de chance constatée.
Un rôle prépondérant pour les assurances professionnelles
L’arrêt Manoukian a également eu un impact fort sur le marché des assurances professionnelles, puisqu’il a permis de mieux cerner les risques encourus par les professionnels libéraux en cas de faute. Cela a conduit les assureurs à adapter leurs offres en matière de responsabilité civile professionnelle, et notamment à proposer des garanties plus étendues pour couvrir ces risques spécifiques.
Certes, l’exigence accrue de la jurisprudence en matière de responsabilité civile professionnelle implique une vigilance et une rigueur renforcées de la part des professionnels, mais elle leur offre aussi une meilleure protection juridique et financière grâce à ces nouvelles garanties d’assurance adaptées à leurs besoins.
Les avantages d’une mutualisation des risques
Pour les avocats et autres professions libérales, disposer d’une assurance responsabilité civile professionnelle adéquate revêt donc un double intérêt : se protéger efficacement en cas de mise en cause, et bénéficier de conseils et d’accompagnement en matière de gestion des risques professionnels.
En conclusion, si l’arrêt Manoukian représente un tournant majeur dans la jurisprudence française en matière de responsabilité civile professionnelle, il constitue également une opportunité pour les professionnels libéraux de soigner leur approche du métier et d’accroître leur rigueur afin de protéger au mieux leurs clients et leur réputation.